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    Les travailleurs du sucre, piliers de la révolution cubaine

    Lien publiée le 12 juin 2025

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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    Pendant des siècles, Cuba a été l’un des plus grands producteurs de sucre au monde, avec une longue histoire d’esclavage et d’exploitation des travailleurs des plantations. Mais ces ouvriers ont appris à s’organiser et ont joué un rôle essentiel dans le succès de la révolution de 1959.

    ***

    Dans la première moitié du vingtième siècle, Cuba dominait la production mondiale de sucre, qui représentait 80 % des exportations du pays. Cette dépendance à une seule culture rendait toute l’économie cubaine vulnérable aux aléas du marché mondial du sucre.

    Lorsque les prix étaient élevés, les propriétaires de plantations s’enrichissaient, tandis que les coupeurs de canne, prolétaires ruraux, travaillaient dans des conditions harassantes pour des salaires misérables. Quand les prix s’effondraient, les riches conservaient leurs richesses, mais licenciaient les coupeurs de canne, les plongeant dans la misère.

    Face à cette précarité, les travailleurs du sucre ont réagi en formant l’une des organisations syndicales les plus importantes d’Amérique latine. Ils ont mené plusieurs grèves majeures et sont devenus l’épine dorsale de la grève générale qui a assuré la victoire de la révolution en 1959.

    Âge d’or et effondrement

    Entre 1895 et 1925, la production mondiale de sucre passe de sept à vingt-cinq millions de tonnes, tandis que celle de Cuba grimpe d’un à plus de cinq millions de tonnes. Cette période est connue sous le nom de « Danse des millions ».

    Dans les années 1920, des prêts massifs des banques étatsuniennes ont permis à Cuba de spéculer sur une flambée des prix mondiaux du sucre en 1920. Quand la bulle éclate au début de la Dépression, ces mêmes banques prennent le contrôle des producteurs cubains en défaut de paiement, donnant ainsi le contrôle effectif de l’industrie à des entreprises nord-américaines.

    Si les tentatives de créer un syndicat remontent à 1917, ce n’est qu’en 1932 qu’elles aboutissent avec la fondation du Sindicato Nacional Obrero de la Industria Azucarera (SNOIA, Syndicat national des travailleurs de l’industrie sucrière). Cette mobilisation est menée par le Parti Communiste Cubain (PCC), qui passe de 350 membres en 1930 à 6 000 en 1934.

    À l’été 1933, une grève massive paralyse l’industrie sucrière. De nombreux ouvriers occupent les sucreries, appelant leurs comités de grève des « soviets ». Ce mouvement se transforme en grève générale, renversant la dictature de Gerardo Machado (1871-1939). Mais la victoire est éphémère : en 1934, un coup d’État dirigé par le sergent Fulgencio Batista (1901-1973) met fin au gouvernement réformiste de Ramón Grau San Martín (1887-1969). L’année suivante, l’échec d’une grève générale entraîne la destruction du mouvement syndical.

    L’accord commercial de 1934 entre les États-Unis et Cuba garantit à cette dernière un quota de 1,9 million de tonnes de sucre sur le marché américain, et réduit les droits de douane. Puis, la loi américaine sur le sucre de 1937 établit un système de quotas fixes, attribuant à Cuba 28,6 % du marché américain — ce qui protège l’industrie cubaine durant la Seconde Guerre mondiale.

    Batista et les communistes

    Après des années de pouvoir indirect, Batista est élu président en 1940, avec le soutien du PCC. En échange de la légalisation du parti et de certaines réformes sociales, les communistes élargissent sa base sociale. Cela mène à la création de la Confédération des travailleurs de Cuba (CTC), dépendante dès sa naissance de l’État cubain.

    Cette dépendance se renforce : les avancées pour les travailleurs passent davantage par des relations avec le ministère du Travail que par la négociation collective ou la lutte syndicale. Cela conduit à de réelles améliorations et à l’adoption de la Constitution de 1940, alors la plus progressiste d’Amérique latine. Mais dès la fin de la trêve sociale imposée par la guerre, les communistes deviennent vulnérables.

    Roosevelt tolère mal la présence de deux ministres communistes au sein du gouvernement cubain. En 1944, à la fin du mandat de Batista, l’Office of Naval Intelligence (ONI) envoie le mafieux Meyer Lansky (1902-1983) prévenir discrètement Batista que Washington s’oppose à sa réélection. Ramón Grau San Martín gagne les élections de 1944 et prépare l’exclusion des communistes de la CTC.

    Après la victoire des Alliés en 1945, les États-Unis veulent un nouvel accord pour importer du sucre à moindre coût. La Fédération nationale des travailleurs du sucre (FNTA) réclame une place à la table des négociations. Le président Grau refuse. Son secrétaire général, Jesús Menéndez (1911-1948), part à Washington pour chercher le soutien des syndicats américains.

    Les négociations échouent. Cuba retient une partie de la récolte de 1946. Le secrétaire américain à l’agriculture se rend alors à La Havane. Cette fois, Menéndez participe aux discussions et obtient l’ajout d’une clause de garantie liant le prix du sucre à l’inflation sur les importations américaines. Cela mène à un « différentiel » de 36 millions de pesos, dont 25 millions seront versés aux travailleurs sous la pression de la FNTA. (Un peso valait un dollar à cette époque).

    Mais en 1947, le gouvernement étatsunien cherche à réduire les importations cubaines de sucre, passant de 5,7 à 3,2 millions de tonnes, pour récupérer une partie des avantages perdus lors des négociations précédentes. Menéndez se rend à Washington et à New York en juillet 1947 pour défendre le maintien des quotas et des conditions de 1946. Il bénéficie du soutien du Congress of Industrial Organizations (CIO), qui lui obtient une entrevue avec le secrétaire américain à l’agriculture. Cette tentative reste toutefois vaine : le 25 juillet, le Sénat cubain approuve un nouveau traité qui annule la clause de garantie et le différentiel. La FNTA réagit en lançant une série de grèves et de manifestations.

    Alors qu’il soutient les mobilisations à l’est de l’île, Jesús Menéndez est assassiné dans le dos le 22 janvier 1948, à la gare de Matanzas, par le capitaine Joaquín Casillas, qui prétend avoir voulu l’arrêter malgré son immunité parlementaire. Ses funérailles à La Havane rassemblent 150 000 personnes et provoquent une série de grèves de protestation. La simple protestation ne suffit cependant pas à dissuader le gouvernement et ses alliés mafieux de poursuivre leur campagne meurtrière, et la vague de grèves est brisée.

    Effondrement des prix

    Les tensions internationales accrues au moment de la guerre de Corée ont conduit à la constitution de stocks massifs de sucre, alors considéré comme une denrée alimentaire stratégique. Cela a entraîné une forte inflation des prix : en décembre 1951, le prix mondial du sucre atteignait 4,84 cents la livre, grimpant brièvement à 5,42 cents en mars suivant.

    Ce prix élevé a encouragé une augmentation massive de la production mondiale, avec de nouvelles zones consacrées à la culture de la canne comme de la betterave. Mais sans hausse équivalente de la consommation pour absorber cette production, une crise de surproduction s’est rapidement installée. En l’espace d’un an, le prix s’est effondré, tombant à seulement 3,55 cents la livre.

    À cette époque, Cuba produisait 18 % du sucre mondial. Cette chute brutale des prix a été désastreuse pour son économie. Les planteurs cubains s’étaient engagés dans la course internationale pour produire toujours plus, et la zafra (récolte sucrière) de 1952 fut la plus importante de l’histoire cubaine : plus de sept millions de tonnes, contre 5,5 millions l’année précédente. Malheureusement pour les producteurs cubains, seulement 4,8 millions de tonnes purent être vendues.

    Cela posa un sérieux problème au nouveau gouvernement de Batista, récemment revenu au pouvoir par un énième coup d’État. L’un de ses objectifs principaux était de restaurer la rentabilité. Le gouvernement décida unilatéralement de réduire la production en limitant la zafra de 1953 à cinq millions de tonnes, en raccourcissant la durée de la coupe de la canne.

    Cette tactique visait à augmenter les profits des compagnies sucrières aux dépens des ouvriers. Les coupeurs de canne n’étaient rémunérés que pendant la période effective de coupe ; réduire cette période permettait donc de diminuer la masse salariale. Si cette restriction parvenait à stabiliser ou relever les prix, les revenus des employeurs seraient maintenus ou augmentés. Mais cette stratégie fut un échec complet : les revenus issus du sucre chutèrent de 655,5 millions de dollars en 1952 à 404,9 millions en 1953, et la masse salariale passa de 411,5 millions à 253,9 millions de dollars. Une tentative de l’ONU pour conclure un accord international limitant la production échoua également. C’est dans ce contexte que le gouvernement étatsunien réduisit lui aussi ses achats dans le cadre du système de quotas sucriers.

    La grève

    En novembre 1955, la FNTA réclama une récolte de cinq millions de tonnes, la fin des baisses de salaires, le rétablissement des 7,31 % de coupe salariale de l’année précédente, ainsi que la réintégration de tous les travailleurs licenciés. Elle exigea également le paiement intégral du « différentiel ». Aucun différentiel n’avait été versé depuis 1951, mais cette revendication enthousiasma les ouvriers du sucre.

    Que le conflit ait éclaté autour de cette question révèle le fossé d’incompréhension entre employeurs et employés dans l’industrie sucrière. Pour les patrons, la baisse des prix mondiaux rendait cette prime, héritée d’une période plus prospère, inacceptable. Pour la majorité des travailleurs, déjà plongés dans une pauvreté extrême, il s’agissait d’un fardeau injuste qu’on leur faisait porter pour une crise dont ils n’étaient pas responsables. Le combat autour du différentiel prit ainsi une dimension hautement symbolique des deux côtés.

    Confrontés à une répression d’une intensité jusque-là réservée aux étudiants militants, les ouvriers du sucre eurent eux-mêmes recours à la violence : barrages routiers, incendies de champs de canne, occupation de mairies et de centres-villes. Des centaines d’ouvriers furent arrêtés ou blessés, plusieurs grévistes furent tués. En plus du blocage complet de l’industrie sucrière, des grèves de solidarité éclatèrent chez les cheminots et les dockers. Le travail ne reprit pleinement que les 4 ou 5 janvier.

    Les travailleurs du sucre furent battus, mais non vaincus : leur organisation survécut en passant dans la clandestinité. Cette confrontation détruisit bien des illusions et convainquit de nombreux dirigeants syndicaux locaux qu’il n’existait plus de solution réformiste à leurs problèmes.

    Deux congrès clandestins de travailleurs du sucre, tenus fin 1958 dans des zones sous contrôle rebelle, votèrent l’appel à une grève nationale pour la prochaine récolte.

    Cela amena de nombreux travailleurs du sucre à soutenir le mouvement de guérilla grandissant dirigé par Fidel Castro. Lors de ces deux congrès, ils s’engagèrent à verser 20 % de leurs futurs gains salariaux à l’armée rebelle et à soutenir la stratégie d’une grève générale révolutionnaire appuyée par l’action armée. Les succès militaires croissants de la guérilla au cours du second semestre 1958 provoquèrent la désintégration progressive des forces répressives de l’État.

    Deux conditions sont nécessaires à l’émergence d’une situation révolutionnaire : l’absence de solution réformiste et la perte de confiance de la classe dirigeante dans le système. Dans le cadre du capitalisme mondial, l’économie cubaine ne pouvait plus répondre aux exigences des travailleurs en matière de salaires et d’emplois, tandis que l’incapacité du gouvernement à protéger les profits et les propriétés lui faisait perdre le soutien de la bourgeoisie.

    Les travailleurs résolurent cette contradiction en lançant une grève générale d’une efficacité écrasante, à l’appel de Castro en janvier 1959. Cela scella le triomphe de la révolution.

    La culture révolutionnaire

    Comme de nombreux autres pays dépendant d’une économie de monoculture, Cuba connaissait des cycles d’expansion et de récession en fonction des aléas du marché mondial. Dans le cas cubain, ce problème était aggravé par le système de quotas à l’exportation vers l’Amérique du Nord, fixé par le gouvernement des États-Unis.

    Lorsque le marché mondial du sucre s’effondra à la fin des années 1920, puis de nouveau dans les années 1950, les propriétaires de plantations à Cuba tentèrent de préserver leurs profits en réduisant la masse salariale, au détriment des travailleurs. Les ouvriers du sucre cubains, forts d’une longue tradition de lutte, résistèrent fermement à ces attaques.

    Bien qu’ils aient été vaincus en 1935 puis en 1955, leur détermination resta intacte. Ils apportèrent ensuite leur soutien au mouvement rebelle mené par Fidel Castro et jouèrent un rôle déterminant dans la victoire finale de la révolution cubaine.

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    Steve Cushion est un ancien maître de conférences à l’université, titulaire d’un doctorat en histoire du travail dans les Caraïbes, qui vit dans l’East End de Londres. Pendant vingt ans, il a travaillé comme conducteur de bus à Londres et a été un socialiste engagé et un syndicaliste actif durant toute sa vie adulte. Il est actuellement conseiller auprès du Musée de l’Histoire du Travail, à Londres, pour la numérisation de ses archives. Il est l’auteur de A Hidden History of the Cuban Revolution (2016, Monthly Review Press) et de  Killing Communists in Havana: The Start of the Cold War in Latin America (2016, Socialist History Society).

    Publié initialement par Jacobin. Traduit de l’anglais par Christian Dubucq pour Contretemps.